Le Patent Pledge : identification d’un concept étasunien.


Par Emmanuelle Gaillard | Publié le 13 mai 2019
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Fin janvier, la presse a relayé une déclaration d’Elon Musk annonçant qu’il rendrait ses brevets publics, et comme cela a été si bien rappelé : ce n’est pas nouveau ![1] En effet, l’homme d’affaire rêveur l’a fait depuis le 12 juin 2014 dans sa déclaration « All Our Patent Are Belong To You ».[2] Les brevets sont connus pour être perçus comme des freins à l’innovation, ce qui est regretté dans le domaine de l’environnement. Son objectif est de rendre accessible la technologie des voitures électriques afin de mieux lutter contre le réchauffement climatique. Mais juridiquement, qu’est-ce qu’il se passe ?

Les brevets ne tombent pas dans le domaine public puisqu’ils sont encore valides et bien détenus par l’entreprise.[3] Ce n’est pas une renonciation au droit du brevet. Il s’agit d’un engagement public de la part d’un titulaire de brevet de ne pas poursuivre en justice les développeurs pour violation de son brevet, à condition qu’ils satisfassent certaines conditions.

Souvent, il doit s’agir d’un brevet figurant dans une liste bénéficiant du pledge (« Pledged Patents« ). Généralement, les bénéficiaires du pledge, c’est-à-dire ceux qui profitent de cet engagement public, ne doivent pas : invoquer, utiliser le pledged patent ou le fruit de son utilisation contre l’entreprise ayant émis le Pledge ou d’autres entreprises, ne pas contester un Pledged Patent, et ne pas créer de contrefaçon/confusion. Enfin, l’entreprise se donne généralement le droit de terminer son pledge et d’engager une action dans la mesure où elle le juge nécessaire pour se protéger.  Le principe de la bonne foi est aussi fréquemment utilisé dans ce genre de déclaration par les détenteurs de brevet, comme sécurité additionnelle.[4] Certaines de ces assertions sont visibles dans le patent pledge maintenant formalisé de Tesla.[5]

Ainsi, le détenteur du brevet conserve ses droits tout en s’engageant publiquement à ne pas les exécuter d’une certaine manière, laissant le droit d’utiliser son brevet. Le patent pledge n’est pas un contrat ou une licence, mais une déclaration majoritairement faite sur le site du détenteur de brevet. Ce mécanisme serait possible en droit américain grâce aux doctrines des implied licenses,[6] de l’equitable estoppel,[7] et des laches,[8] en ce qu’elles permettent au développeur de s’appuyer sur les représentations faites par le détenteur du brevet afin de l’utiliser dans les termes du patent pledge. Il ne semble pas y avoir à ce jour de litige concernant ce mécanisme. Cet outil est largement utilisé pour les logiciels libres, qui peuvent comporter des parties de code appartenant à un brevet.[9] On peut maintenant constater ce mécanisme dans le domaine industriel, comme ici dans l’industrie automobile. Or cette pratique initialement privée n’est pas régulée par un organisme, ce qui crée un grand débat académique sur la création d’une entité ou mécanisme de régulation, à l’image de la Free Software Fondation pour les licences libres en droit d’auteur.[10] Des initiatives comme la Defensive Patent License ont pu émerger pour tenter d’intégrer cette méthode, sans pouvoir aller aussi loin que le Pledge.[11] Ce phénomène est pour l’instant centralisé aux Etats-Unis.[12]

Le patent pledge va plus loin que les mécanismes de non-assertion et licence FRAND, cette dernière étant seulement applicable quand il est question d’un brevet dit essentiel figurant comme standard dans l’industrie, pour lequel le titulaire s’engage à donner des licences en des termes « justes, raisonnables et non-discriminatoires ».[13] En Union Européenne, il est plus courant de recourir à ce type de licence. Cependant, les licences FRAND ne sont pas des déclarations publiques et n’ont d’effet qu’entre le détenteur d’un brevet essentiel et le titulaire de la licence. De ce fait, l’ampleur du phénomène est fortement limitée dans l’Union Européenne qui ne semble pas s’être encore penchée sur la question de ces déclarations publiques sous forme de patent pledges.[14]

On peut déjà identifier quelques problématiques liées à une importation de ce mécanisme : il est difficile de voir comment accueillir ce genre de déclaration en droit civiliste, certains mots, comme la bonne foi, ont une signification large, les supports de ces publications sont souvent des blogs, au mieux des parties des CGU, ou encore le fait qu’un brevet peut faire référence à d’autre brevets… or le pledge ne s’étend pas à ces brevets…

Mais ce système a tout de même quelques avantages. L’intérêt premier de ces pledges est d’encourager l’innovation en ouvrant les barrières créées par les brevets, tout en assurant au détenteur du brevet une certaine sécurité.[15] Cette technique est populaire pour les logiciels, et de plus, Ford et Toyota ont suivi Elon Musk : le nombre de brevets utilisables s’agrandirait.[16] Mais ne soyons pas dupes, cela permet également de plus facilement développer des standards de technologie au bénéfice du détenteur du brevet : soit plus de produits seront compatibles avec le sien, soit un nouveau marché se crée dans lequel il deviendra le leader.[17]

 

[1] Voir par exemple : https://www.ladn.eu/news-business/actualites-annonceurs/elon-musk-brevets-tesla-publics/, https://www.lepoint.fr/automobile/musk-rend-publics-les-brevets-de-tesla-pour-aider-a-sauver-la-terre-31-01-2019-2290544_646.php

[2] Voir la déclaration d’Elon Musk : Elon Musk, All Our Patent Are Belong To You, 12 juin 2014 https://www.tesla.com/fr_FR/blog/all-our-patent-are-belong-you?redirect=no

[3] Contrairement à Tim Berners-Lee, qui a publiquement renoncé à déposer un brevet sur le World Wide Web, le faisant automatiquement tomber dans le domaine public : https://www.techdirt.com/articles/20110811/10245715476/what-if-tim-berners-lee-had-patented-web.shtml

[4] Voir les exemples du Patent Pledge de Google : https://www.google.com/patents/opnpledge/pledge/ et de Tesla : https://www.tesla.com/fr_FR/about/legal#patent-pledge

[5] Voir « Legal – Patent Pledge » : https://www.tesla.com/about/legal#patent-pledge

[6] Cour d’Appel des Etats-Unis pour le circuit fédéral du 3 Janvier 1997, Wang Labs v. Mitsubishi, 103 F.3d 1571, 1582 (Fed. Cir.1997), ou une implied licence fut accordée pour la création d’un produit contrefaisant dans le but de développer des standards de production, car le contrefacteur s’était appuyé sur une déclaration publique et la conduite du détenteur du brevet

[7] Cour d’Appel des Etats-Unis pour le circuit fédéral du 6 Septembre 2001, Ecolab, Inc. v. Envirochem, Inc., 264 F.3d 1358, 1371 (Fed. Cir. 2001) quand (i) le détenteur du brevet, par une attitude trompeuse fait comprendre qu’il n’exécutera pas ses droits, (ii) qu’une autre personne se fie à cette conduite, et (iii) sera subira un préjudice si le détenteur exécute ses droits.

[8] Cour d’Appel des Etats-Unis pour le circuit fédéral, Mainland Industries, Inc. v. Standdal’s Patents Ltd., 799 F.2d 746,748 (Fed. Cir. 1986) : le contrefacteur doit prouver que (i) l’action en contrefaçon a été engagée après un délai déraisonnable,  et (ii) que cela lui cause préjudice.

[9] Voir le patent pledge de RedHat : https://www.redhat.com/fr/about/patent-promise#

[10] European Commission, Invitation to tender – JRC/SVQ/2016/J.3/0003/OC, Interplay of Standard Developing Organizations and Intellectual Property Right Systems in the ICT Industry, (3 November 2016).

[11] Voir le site web : https://defensivepatentlicense.org/

[12] Jorge L. Contreras, The Evolving Patent Pledge Landscape, Avril 2018, CIGI Papers No. 166, p 12 ; https://www.cigionline.org/sites/default/files/documents/Paper%20no.166%20Cover_0.pdf

[13] Engagement pris par le détenteur de brevet d’octroyer des licences de leur brevet de standard à des conditions « Fair, Reasonable, and Non-Discriminatory » ; Jorge Contreras, “Patent Pledges” (2015) 47:3 Arizona State Law Journal, 543, 547

[14] Peut-être il en sera question dans la demande de consultation suivante, dont les résultats devraient être bientôt publiés : European Commission, Invitation to tender – JRC/SVQ/2016/J.3/0003/OC Interplay of Standard Developing Organizations and Intellectual Property Right Systems in the ICT Industry, (3 Novembre 2016).

[15] Jorge Contreras, “Patent Pledges” (2015) 47(3) Arizona State Law Journal 543, 573 ; University of Utah College of Law Research Paper No. 93. Lien vers SSRN: https://ssrn.com/abstract=2525947

[16] Toyota fait notamment partie de l’initiative Automotive Grade Linux :   https://www.automotivelinux.org/about/steering-committee

[17] Jorge L. Contreras, The Evolving Patent Pledge Landscape, Avril 2018, CIGI Papers No. 166, p 5 ; https://www.cigionline.org/sites/default/files/documents/Paper%20no.166%20Cover_0.pdf

Auteur de l’article : Emmanuelle Gaillard

Paralegal en droit de la propriété intellectuelle à Paris, et étudiante au sein du Master 2 MSI : Droit de l'Internet et des Systèmes d'Information - Promotion 2018/2019

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