Lanceurs d’alerte : une protection européenne harmonisée et renforcée

lanceur d'alerte

Par Françoise Coulon | Publié le 14 juin 2019
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Dernière version de l’article mise à jour le 04/03/2020

« L’alerte est un aspect fondamental de la liberté d’expression et de la liberté de conscience, et joue un rôle important dans la lutte contre la corruption et les graves erreurs de gestion, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. »[1]

Le Parlement européen et le Conseil de l’UE ont adopté le 23 octobre 2019 la directive renforçant la protection des lanceurs d’alerte dans l’Union européenne[2].

Jusqu’à présent, aucun instrument européen n’encadrait la protection des lanceurs d’alerte, si ce n’est le droit à la liberté d’expression consacré en 1950 par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et en 2000 par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a grandement contribué à préciser la notion de lanceur d’alerte, cependant la protection au sein des États membres de l’Union européenne restait très fragmentée et aucun régime spécifique n’était prévu par le droit de l’Union. À ce jour, seuls dix pays de l’Union disposaient d’une législation complète en matière de protection des lanceurs d’alerte (France, Hongrie, Irlande, Italie, Lituanie, Malte, Pays-Bas, Slovaquie, Suède et Royaume-Uni). L’étude d’impact[3] réalisée par la Commission européenne, préalablement à l’élaboration de la proposition de directive, montre que dans les dix-neuf États membres restants, la protection est très parcellaire et n’est accordée que dans des domaines particuliers comme le secteur financier, et ce pour des signalements très spécifiques comme la fraude ou la corruption. Dans ces États, aucune législation n’est en place à ce sujet.

En outre, dans les États membres où existent des législations relatives à la protection des lanceurs d’alerte, ces dernières sont souvent fragmentées à travers les ordres juridiques et les divers domaines du droit. De plus, dans un nombre important d’États membres il n’existe aucune procédure interne ni externe de signalement, ce qui ne permet pas de préserver la confidentialité et empêche le suivi des alertes.

En France, la loi « Sapin 2 »[4] assurait déjà un niveau de protection relativement élevé, mais son champ d’application territorial était bien entendu limité et le lanceur d’alerte devait suivre une procédure de signalement d’abord interne auprès de son employeur.

 

Une protection harmonisée du lanceur d’alerte dans l’Union européenne

La nouvelle directive permettra ainsi une harmonisation de la protection au niveau de l’Union européenne[1], ce qui est important car de nombreuses alertes ne sont pas limitées au seul cadre national. Le Parlement européen avait d’ailleurs publié une résolution en octobre 2017 dans laquelle il constatait que « la protection [des lanceurs d’alerte­] est assurée dans certains États membres, mais pas dans d’autres, et « il en résulte une fragmentation de la protection des lanceurs d’alerte en Europe, engendrant des difficultés pour ces derniers lorsqu’ils cherchent à connaître leurs droits et les modalités de signalement, ainsi qu’une insécurité juridique dans les situations transfrontalières ». En outre, si le champ d’application matériel de la directive vise les signalements d’infractions au droit d’Union dans certains domaines spécifiques (marchés publics, produits financiers, blanchiment de capitaux, sécurité, protection de l’environnement, santé publique…), les États membres peuvent étendre l’application des dispositions nationales à d’autres domaines en vue de garantir un cadre complet et cohérent au niveau national (à l’exception de la défense, de la sécurité des États et des informations classifiées qui sont exclues du champ d’application de la directive).

 

Le choix du canal de signalement pour le lanceur d’alerte

La grande nouveauté de la directive est le choix laissé au lanceur d’alerte pour procéder au signalement. Il peut désormais choisir entre le canal interne (auprès de son employeur ou de l’entité avec laquelle il est en contact dans le cadre de ses activités professionnelles) ou le canal externe (auprès d’une autorité indépendante). Le respect des procédures, qu’elles utilisent un canal interne ou externe, lui permet de bénéficier du même régime de protection contre toute forme de représailles, y compris les menaces et tentatives de représailles, directes ou indirectes, consécutive au signalement[5].

En France, le lanceur d’alerte doit d’abord effectuer le signalement en interne[6], et ne peut utiliser la procédure externe qu’en cas d’absence de réaction dans un délai raisonnable[7]. Cette différence d’approche est l’un des points qui a suscité de plus d’oppositions, notamment entre certains gouvernements parmi lesquels la France et l’Allemagne, qui souhaitaient que la première phase interne soit obligatoire et préalable à tout signalement externe, et les représentants des groupes parlementaires, notamment français[8], qui souhaitent laisser le libre choix de la procédure interne ou externe au lanceur d’alerte. Pour les groupes parlementaires, il s’agissait d’un enjeu majeur car le risque de représailles lié à certains signalements en interne est beaucoup plus important. En effet, dans les entreprises de petite taille, ou bien lorsque l’alerte concerne des informations qui ne sont accessibles qu’à un nombre restreint de personnes, quelle que soit la taille de l’entreprise, il est plus facile d’identifier le lanceur d’alerte. Dès lors, la procédure interne peut faire courir un risque élevé de représailles, ce qui rend la procédure externe plus appropriée dans ces situations. Les divulgations publiques ne peuvent par contre pas être utilisées en première intention, mais seulement après un signalement interne et/ou externe. Dans le texte français, le signalement public ne peut suivre qu’un signalement externe, lui-même précédé d’un signalement interne.

Du côté des États membres, les hésitations ayant précédé l’adoption de cette nouvelle directive ont principalement été motivées par deux volontés, l’une s’attachant à une approche d’abord préventive, l’autre à la mesure du risque de divulgation de secrets d’affaires.

L’approche préventive souhaitait rendre obligatoire l’utilisation des canaux internes afin d’encourager l’instauration systématique de procédures internes pour la réception et le suivi des signalements dans les entités juridiques du secteur privé et du secteur public. L’avenir nous dira si le fait de pouvoir également utiliser des canaux externes en première intention a un impact sur le développement et l’utilisation des canaux internes…

D’autre part, la crainte de la divulgation de secrets d’affaires a créé de nombreuses réticences vis-à-vis des signalements externes.

Lanceurs d’alerte et secret d’affaires sont-ils forcément incompatibles ? N’oublions pas que le droit d’alerte est encadré par la directive (UE) 2016/943 sur les secrets d’affaire[9]. En outre, le secret d’affaire « n’est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue (…) pour révéler, dans le but de protéger l’intérêt général et de bonne foi, une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible, y compris lors de l’exercice du droit d’alerte »[10].

 

[1] Recommandation CM/Rec(2014)7 du Conseil de l’Europe sur la protection des lanceurs d’alerte : https://rm.coe.int/16807096c8

[2] Directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union : http://data.europa.eu/eli/dir/2019/1937/oj

[3] Étude d’impact SWD(2018)116/973421 : https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/initiative/1721/publication/225871/attachment/090166e5ba3442a8_en

[4] Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 »

[5] L’article 19 de la directive en donne une liste indicative et non exhaustive, parmi lesquelles la mise à pied, le licenciement, le refus de promotion, la suspension de la formation, non-renouvellement ou résiliation anticipée du contrat de travail temporaire, l’orientation vers une prise en charge psychiatrique ou médicale …)

[6] Article 8.I de loi Sapin 2 : « Le signalement d’une alerte est porté à la connaissance du supérieur hiérarchique, direct ou indirect, de l’employeur ou d’un référent désigné par celui-ci. (…) »

[7] Article 8.I de la loi Sapin 2 : « (…) En l’absence de diligences de la personne destinataire de l’alerte mentionnée (…) dans un délai raisonnable, la recevabilité du signalement, celui-ci est adressé à l’autorité judiciaire, à l’autorité administrative ou aux ordres professionnels. 

En dernier ressort, à défaut de traitement par l’un des organismes mentionnés au deuxième alinéa du présent I dans un délai de trois mois, le signalement peut être rendu public. »

[8] Viriginie Rozière (Les radicaux de gauche pour les Socialistes), Geoffroy Didier (LR pour le PPE), Jean-Marie Cavada (ALDE) et Pascal Durand (Verts).

[9] Directive (UE) 2016/943 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites

[10] Article 1 de la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires transposant la directive (UE) 2016/943.

 

Auteur de l’article : Françoise Coulon

Chercheur juridique au Service juridique du Conseil de l'Union européenne. Master 2 MSI Droit de l’internet et des systèmes d’information (Université de Strasbourg), Master 1 Droit international et européen, spécialisation droit européen (Université de Grenoble Alpes), Licence de droit (Université de Paris-Sud – Paris XI), Maîtrise en Sciences de l’information et de la communication (Université Paul Valéry – Montpellier III).

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